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Ampère est invité chez Goethe le 28 avril, les 3, 4, 6 mai, et l’on dirait que le passage d’A. W. Schlegel, qui a, lui aussi, fait visite au poète sur ces entrefaites, crée une impression d’autant plus favorable au jeune Français. Celui-ci reprend la plume:

Weimar, 9 mai [1827].

[ Biedermann-Herwig Nr. 5972: Mille pardons, mon cher Albert, de ne pas vous avoir remercié des deux lettres qui m’ont fait tant de plaisir, mais j’étais si plein de Goethe que je venais de voir pour la 1ere fois que je ne pouvais penser à autre chose. Du reste, le service se fait en Allemagne, en général, très promptement et très sûrement. J’ai déjà reçu depuis plusieurs jours votre lettre du 29 qui me parle du grand événement. On en parle beaucoup ici, et personne ne peut s’expliquer la violence de cette mesure. M. Pigeon séditieux! C’est à n’en pas revenir. Laissons les ministres de Paris et leur folie, et parlons du Ministre de Weimar qui vaut un peu mieux. C’est la plus aimable des Excellences. Je l’ai revu plusieurs fois quelques heures de suite, j’ai été admis aux honneurs du petit couvert. J’ai eu le plaisir de le voir s’épancher, les coudes sur la table, avec la verve et l’abandon d’un jeune homme. Du reste, une bonhomie parfaite avec la conscience naïve de sa gloire, mais pas vestige de roideur et de froideur. On prétend, du reste, qu’il n’est pas ainsi avec tout le monde. Mais on m’a dit, et il a dit, que je lui plaisais beaucoup. – Je regrette bien que vous ne soyez pas ici pour jouir de la considération générale. Votre cousin Fritz, qui m’est tombé ici sur les bras comme la foudre, a vécu sur votre gloire, et son nom, puisqu’il est le vôtre, a suffi pour lui procurer un accueil distingué auprès de Goethe et de tout ce qui l’entoure; il s’est considérablement dégourdi, et réellement, aux airs près de légèreté qu’il se donne, il a beaucoup gagné. Il vous aurait écrit avant de partir pour Berlin, si je ne lui avais promis de vous écrire. Je suis assez porté à écrire au Globe quelques détails sur mes succès à Weimar et en Allemagne, où Goethe ne serait pas oublié. La sainte modestie m’empêcherait de parler de l’un de ces succès, de ses traductions de différents articles du Globe dans le Kunst und Alterthum. Mais pour que le journal de M. Dubois ne fût pas victime de ma vertu, il devrait se charger de la trahir. A pro 214pos de cela, Goethe enverra les deux derniers numéros de son journal pour qu’on en rende compte. Un retour bien naturel de politesse exigerait qu’on en traduisît les passages les plus intéressants: chargez-vous de le faire ou de le faire faire. Je vous annonce la 1ere livraison qui va paraître dans 15 jours. Ce sont 5 volumes qui contiennent les anciennes poésies, des poésies nouvelles, le Divan et Hélène. Hélène est un Zwischenspiel qui doit se trouver entre la suite de Faust et la fin, et qui est intitulé: Fantasmagorie classique et romantique. Je viens de lire ms. ce singulier ouvrage – ceci n’est pas pour le Globe, mais pour vous – c’est une des choses les plus extraordinaires que Goethe ait faites, et ce qui ne l’est pas le moins, c’est qu’il l’a faite l’année passée, à 77 ans. L’idée qui est au fond est précisément la tant belle question du classique et du romantique. Le tout a une centaine de pages, c’est un véritable ouvrage à part. ] La pièce commence comme une tragédie grecque. Hélène, suivie d’un chœur de Troyennes, revient au palais de Ménélas. Elle y entre pour ordonner les apprêts d’un sacrifice qu’il lui a commandé de préparer sans lui nommer la victime. Elle sort bientôt épouvantée, car elle a vu dans les cendres de l’âtre une vieille femme hideuse, qui s’appelle Phorkyas et qui n’est autre que Méphistophélès, qui lui a fait signe de s’éloigner. Phorkyas paraît bientôt. Elle force Hélène à se rappeler les aventures de sa vie, depuis celle de son enfance, jusqu’à ce qui lui est arrivé chez les ombres. Hélène découvre ainsi qu’elle n’est qu’une ombre, et s’évanouit. Revenue à elle, Phorkyas lui dit qu’elle est la victime que Ménélas veut sacrifier, l’épouvante, et lui parle alors d’un chef venu du Nord qui s’est établi pendant son absence dans la Grèce, et là commence une peinture de la vie féodale qui remplit d’étonnement Hélène et ses compagnons. Elle désire se réfugier chez le chef. Un brouillard les entoure et elles se trouvent dans un château gothique. Faust arrive en roi; lui et ses chevaliers font entendre à Hélène le langage nouveau pour elle de la courtoisie moderne. Les vers deviennent rimés et Faust apprend à Hélène à en faire, dans une scène très gracieuse où la rime s’offre naturellement à elle pour compléter la pensée de Faust. – Tous deux se retirent en Arcadie, et ne reparaissent qu’avec un fils qui semble être le génie du temps ac 215tuel personnifié dans lord Byron, dont le caractère est de tendre à s’élever sans cesse, à vouloir saisir plus qu’il ne peut embrasser, et à se détruire par son impétuosité. Il périt, non sans quelque allusion au siège de Missolonghi, Hélène retourne chez les ombres, et laisse à Faust ses vêtements, qui se changent en nuages, l’enveloppent et l’emportent, et le chœur se dissout dans les éléments, et finit en chantant la Nature éternelle et immuable au milieu de tous ces changements qui sont les phases de la civilisation et de la poésie. Tout cela peut paraître fort extravagant, mais est très ingénieux, très pensé et plein de poésie dans les détails. Adieu, écrivez-moi à Berlin.

J.-J. A.

On sait que, le même jour, Ampère envoyait à Mme Récamier une lettre qui, étant destinée à une femme du monde, insistait bien plus sur des détails personnels relatifs à Goethe que sur l’œuvre suprême analysée ici, et que, portée au Globe par H. de Latouche, et publiée, cette lettre fit à Weimar un effet désagréable. Dans l’intervalle d’ailleurs, l’ „interviewer“ avait quitté l’Athènes de l’Ilm et continué son voyage.

Ainsi qu’on voit, l’exégèse du Second Faust, ou plus exactement de l’épisode d’Hélène, était poussée par le jeune Français avec des moyens insuffisants. Il aurait fallu, pour initier au symbolisme et à ses mystères un homme de sa formation – si intéressant qu’il fût – un guide comme son vieil ami Ballanche: encore celui-ci risquait-il, avec les opinions préconçues qu’autour de Chateaubriand on continuait à se faire sur le „matérialisme“ de Goethe, de n’entrer qu’à demi dans un „orphisme“ assez différent du sien. Laissé à lui-même, Ampère devait même, après le Globe du 20 février 1828 et l’analyse fort méritoire de l’intermède d’Hélène, avouer son tâtonnement à son ami: preuve que son interprétation manquait de certitude.

De retour à Paris en novembre après un intéressant circuit par la Scandinavie, Ampère écrit encore une fois à son fidèle correspondant une lettre où le Second Faust est cité par allusion. C’est le 21 décembre 1828:

Que faites-vous d’Hélène? – Il a paru encore un petit bout de queue de Faust. C’est Méfistofile à Vienne, Je l’ai à peine entrevu, et le comprends moins qu’Hélène. . .

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La correspondance s’arrête là: on voit que l’ „intermède pour la suite de Faust“ en est en quelque sorte le point central, et que J.-J. Ampère, en pleine crise de mal du siècle, demandait au poète de Weimar, non pas seulement de la sagesse enveloppée de beauté, mais une efficacité directe et applicable à sa propre inquiétude. D’où, sans doute, l’insistance avec laquelle cet exégète improvisé a, pour la première fois et avec un succès marqué, rattaché l’épisode entier à des préoccupations étroitement byroniennes.

F. B.