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De J.-J. Ampère à Madame Récamier.

Weimar, 9 mai 1827.

„Je suis toujours à Weimar, d’où il me faudra encore plus de vertu pour m’arracher qu’il ne m’en a fallu pour quitter Bonn, Cassel et Gœttingue.

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[ Biedermann-Herwig Nr. 5971: „Gœthe est un homme prodigieux; il est charmant pour moi. Il s’intéresse à tout, a des idées sur tout, de l’admiration pour tout ce qui en peut admettre; et avec sa robe de chambre bien blanche qui lui donne l’air d’un gros mouton blanc, entre son fils, sa belle-fille et ses deux petits enfants, qui jouent avec lui, parlant de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses propres ouvrages, de ses intentions, de ses souvenirs, il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes. Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire, parce qu’il est occupé des autres talents, et véritablement sensible à tout ce qui se fait de bon en tous genres.

„A genoux devant Molière et La Fontaine, il admire Athalie et goûte Bérénice. A propos du Tasse, il prétend avoir fait de grandes recherches et dit que l’histoire se rapproche beaucoup de la manière dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte, ce qui vous fera plaisir; il croit à l’amour du Tasse et à celui de la princesse, mais toujours à distance, toujours romanesque, et sans ces plates et absurdes propositions d’épouser de M. Alex. Duval.

„J’ai lu en manuscrit un ouvrage très-extraordinaire de lui, qui va paraître; c’est un épisode ou plutôt un intermède destiné à trouver place dans la suite de Faust qui n’est pas encore faite. C’est, comme il l’intitule lui-même, une fantasmagorie à peu près intraduisible; mais, à travers 448beaucoup de bizarrerie et assez d’obscurité, pleine de profondeur, de poésie et de grâce. Depuis le siége de Troie jusqu’au siége de Missolonghi, la mythologie grecque, le moyen âge, le temps actuel, lord Byron, tout s’y trouve. C’est un rêve d’un grand sens, et cette conception, dans laquelle, bon ou mauvais, tout est créé, est sortie d’une tête presque octogénaire.

„Mais vous allez croire, si je continue, que la manie admirative des Allemands pour Gœthe m’a gagné; cependant je n’en suis pas encore au point de la bonne dame chez qui je demeure ici, qui s’extasiait sur ce que l’abondance des pensées du grand homme était telle.... qu’il lui fallait un secrétaire! Avoir un secrétaire, cela est sans exemple! ]

„Outre Gœthe, Weimar renferme beaucoup d’hommes de mérite, qui, selon l’usage, sont mes amis. Les ministres du grand-duc, qui valent beaucoup mieux pour leur pays que ceux de Charles X, m’accablent de politesses; les belles dames de la cour sont charmées de voir un rédacteur du Globe, qui est leur Évangile. La grande actrice de Weimar, l’amie du grand-duc, a arrangé pour moi une représentation de Marie Stuart pour samedi. Enfin je sais que l’on me verrait avec plaisir à la cour; mais mon peu de goût pour la mascarade du costume et les grandeurs privera probablement de cette satisfaction les illustres princes et princesses.

„Au milieu de ma félicité, je puis vous assurer que 449je fais sans cesse des comparaisons tout à l’avantage des absents; je grille d’être à Paris, et la comtesse Julie E. . ., qui est ici la reine des cœurs, ne m’a plu un peu hier que parce que sa taille ressemblait à la vôtre.

„Adieu De grâce, un mot à Berlin!

„J.-J. Ampère.